- Auteur : Claudine Galbrun
Quand les vins sans soufre interrogent le « paradigme conservateur »
Léo Mariani, anthropologue, dresse une « histoire populaire des vins à boire plutôt qu’à garder ». Le renouveau des vins sans soufre bouscule quelque peu le « paradigme conservateur » que les vins entretiennent depuis la fin du XIXe siècle, par l’ajout de cet agent de conservation, qui les a ancrés dans la modernité industrielle. Moins contrôlés, moins contrôlables, ces vins que l’on dit aussi « libres » ou « nature », jouent la carte de l’incertitude et interrogent ce modèle dominant dans son propre rapport au vivant.
Quand et pourquoi l’usage du soufre dans le vin s’est-il généralisé ?
Léo Mariani : Depuis l’Antiquité, les vertus antiseptiques du soufre étaient connues, de même que son rôle de conservateur, mais son usage, en particulier dans le vin, était mal maîtrisé. Il faut attendre ce moment de rupture extrêmement tardif dans l’histoire du vin que sont la fin du XIXe siècle et l’essor concomitant des industries chimiques, pharmaceutiques et des sciences œnologiques, pour que se perfectionne et se généralise son usage. Jusqu’à cette période, les vins étaient le plus souvent destinés à être bus jeunes et à n’être que des vins à boire. Avec l’ajout de soufre, ils deviennent des vins à garder et, potentiellement, à exporter. Cette fin du XIXe siècle est aussi une période qui voit naître et se réaliser les ambitions d’une bourgeoisie post-révolutionnaire en manque de légitimité, qui va trouver dans la viticulture, incarnant la transmission et l’enracinement, un prestige jusqu’alors réservé au clergé et à la noblesse. Le vin, désormais de garde, devient un actif pouvant être hautement valorisé, un signe de distinction et le produit de ce qu’on peut appeler « un paradigme conservateur ». De plus, calibré par l’ajout de soufre, ce vin permet aux consommateurs de revivre une expérience de dégustation identique à chaque bouteille d’une même cuvée, loin des aléas de son homologue sans soufre. Et qui dit expérience homogénéisée, dit aussi évaluation et mise en marché facilitées.
Comment l’anthropologue que vous êtes explique-t-il que des vignerons en arrivent à rejeter le soufre ? Pourquoi opter pour l’incertitude ?
L.M. : La production de vin sans soufre reste aujourd’hui une alternative marginale. Ce retour au passé ne fait pas de ces vignerons des passéistes. Même s’ils sont très divers dans leurs motivations, ils sont souvent davantage dans la posture que dans l’idéologie. Ôter le soufre dans le vin va rendre celui-ci plus aléatoire, moins contrôlé et moins contrôlable. Il va alors demander plus d’attention et introduire ainsi un autre rapport au vivant. Cette incertitude se traduit dans une forme de « plaisir épistémique », au sens d’un plaisir de chercher et d’expérimenter qui donne sens à la pratique. Renoncer à pouvoir exiger le résultat auquel aurait immanquablement conduit l’ajout de soufre oblige à se poser des questions. Cela ressuscite de l’inventivité et de l’innovation. Je n’idéalise pas pour autant cette précarité de leur situation, car elle suppose une négociation au quotidien qui peut s’avérer épuisante, voire aliénante. Mais cette même incertitude les conduit à s’interroger sur le sens du métier de vigneron : qu’est-ce qu’un bon vin ? Qu’est-ce que le terroir ? Est-ce que les cahiers des charges des AOP autorisent vraiment la meilleure expression de ce dernier ? À l’autonomie que leur auraient conférée l’ajout de soufre et la maîtrise induite des événements, ces vignerons adoptent une position que je qualifie d’hétéronome, avec la volonté de composer avec les dynamiques du vivant et de les accompagner plutôt que de standardiser la nature.
En quoi ces vins vivants viennent-ils bousculer le paradigme conservateur patiemment érigé depuis le XIXe siècle ?
L.M. : En premier lieu, parce qu’ils créent la nécessité d’avoir une forme d’économie différente, une économie relocalisée, plus cohérente avec le fait qu’ils se conservent et se transportent mal. Certes, ils peuvent être exportés, mais dans des conditions particulières et pour un coût important. Ensuite, parce qu’on ne les achète, en général, pas pour les garder et parce qu’ils sont orientés sur la « buvabilité ». Ils favorisent une forme de socialisation plus ludique, une re-popularisation de la consommation du vin, loin de la pompe ou de l’élitisme d’une dégustation classique. À l’instar de la bière. Il existe toutefois, et il faut le reconnaître, un discours pédant autour des vins nature, mais quand le prix d’une bouteille de vin conventionnel s’étale de 3 à quelque 30 000 €, celui d’un vin nature démarre à 7 ou 8 € et excède très rarement les 60 ou 70 €. Ce qui n’en fait pas un produit ultra-populaire, mais induit néanmoins une certaine popularisation liée à une consommation quotidienne, simple et ordinaire. Ces vins, parfois qualifiés de manière péjorative, de « punks » ou de « libres », contribuent aussi à une re-démocratisation de la viticulture. Nombre de vignerons nature s’installent sur quelques hectares, dans des zones souvent peu prisées et avec des infrastructures légères. En général, ils sont donc peu endettés, tandis que le modèle viticole promu au XXe siècle, axé sur la monoculture et les AOP, s’il a permis un développement économique incontestable, a aussi souvent beaucoup accru la dépendance financière des vignerons conventionnels. Avec les vins sans soufre, on peut ainsi parler d’une forme de réappropriation des moyens de production. L’univers contemporain des vins sans soufre n’est d’ailleurs pas sans une certaine familiarité avec la viticulture du XIXe siècle, époque à laquelle les vignes étaient encore souvent plantées dans le jardin, avec d’autres arbres fruitiers, avec l’idée de boire le vin qui en serait issu dans l’année, ce qui permet à nouveau de faire un parallèle avec la bière. D’ailleurs, l’essor actuel des vins nature va avec celui de la bière et c’est un phénomène que l’on a déjà observé après la chute de l’empire romain, peut-être la période de l’histoire qui ressemble le plus à la nôtre. D’un point de vue écologique, les vignerons nature ont redécouvert les vertus de cette diversification et replantent des arbres fruitiers au milieu des vignes. Cela les a également conduits à diversifier leur encépagement, à se tourner vers des cépages anciens qui avaient été jugés peu qualitatifs pour la production de vins de garde et qui leur permettent aujourd’hui de proposer des vins avec plus de fraîcheur et d’acidité, ce qui ne manque pas d’inspirer certains domaines en conventionnel. Ils ont également remis au goût du jour des techniques de vinification anciennes comme l’utilisation d’amphores. Tous ces éléments font que les vignerons nature suscitent de la curiosité chez leurs homologues en conventionnel, d’autant que, parmi les premiers, certains affichent un haut niveau de technicité. Ce qui n’empêche pas pour autant les seconds, du moins certains, de leur prêter des intentions idéologiques.
Faire l’éloge de l’incertitude, mettre en œuvre des pratiques pouvant relever de l’ésotérisme, voire de l’animisme, ne limite-t-il pas la remise en cause d’un modèle dominant considéré comme scientiste et techniciste ?
L.M. : Depuis le XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, la modernisation de l’agriculture s’est attachée à automatiser et à autonomiser la production tout en cherchant à en bannir toute forme d’incertitude et à la rendre le moins possible dépendante de l’environnement. Dans ce contexte, le concept d’hétéronomie est une provocation. Mais le fait de composer avec l’incertitude favorise spontanément une forme d’animisme, ce qui est profondément humain. Face à un animal, un nuage, une vigne qui a un comportement imprévisible, on est poussé à faire de l’anthropomorphisme. Ce déploiement, que l’on qualifie d’ésotérique, peut d’ailleurs se manifester à différents degrés et même là où on ne l’attendrait pas forcément. J’ai ainsi entendu des vignerons conventionnels dire que leur terroir leur parle ou que leurs vignes ont une âme… Tous ceux et celles qui travaillent au quotidien avec des végétaux ou des animaux finissent par faire un peu d’animisme, j’en suis convaincu. Peut-être est-ce parfois exagéré, mais je crois que ça dit surtout que l’on a tort de toujours tout vouloir opposer. De leur côté, les vignerons nature sont souvent passionnés de sciences. Ce n’est pas si contradictoire, je crois.
Qui est Léo Mariani ?
Léo Mariani est anthropologue et enseignant-chercheur au Muséum national d’histoire naturelle. Ses recherches assument une approche empiriste, résolument ancrée en anthropologie, mais ouverte sur le temps de l’histoire proche et lointaine, et donc exposée aux débats interdisciplinaires sur l’évolution naturelle et culturelle du monde. Son dernier ouvrage, Devenir hétéronomes, est paru aux éditions Mimesis.